jeudi 27 septembre 2007

Edition suisse : Une biographie de Léon Nicole


L'homme qui rêva Genève-la-Rouge
« Journal politique successeur de la Voix Ouvrière, fondée par Léon Nicole en 1944 ». En exergue à son titre, Gauchebdo affiche sa filiation à cette presse progressiste qui, envers et contre tous les pouvoirs établis, fut un fer de lance, souvent trop fragile ou dérisoire, des luttes sociales et politiques en Suisse. Notre journal rend, dans la même épigraphe, hommage à Léon Nicole, «plume » acerbe et pamphlétaire, homme politique genevois de premier plan, Conseiller d'Etat, socialiste convaincu, admirateur patenté de Joseph Staline, cofondateur du Parti du Travail… dont il fut exclu.
Nicole écrivait comme il pensait : avec véhémence et conviction. Pour la classe ouvrière, contre la bourgeoisie. Sa carrière politique fut littéralement combative, spectaculaire, contestée et sans doute contestable. Curieusement, sa première biographie est publiée plus de quarante ans après sa mort, comme si le personnage hantait les mémoires politiques de la gauche et de Genève, au point d'en être encore dérangeant.
André Rauber, l'auteur de L'histoire du mouvement communiste suisse ( Slatkine, 1997 et 2000) et ancien rédacteur en chef de la Voix Ouvrière, s'est efforcé de « rendre justice » à Léon Nicole, tentant de faire la part des choses entre le tribun excessif, le militant intègre, le politicien rigoureux, l'homme du peuple, le naïf ou l'autocrate. Il publie aux Editions Slatkine, "Léon Nicole, le franc tireur de la Gauche suisse" (368 pages, 39 francs).
Entretien.

La vie personnelle de Léon Nicole apparaît peu dans cette biographie. Ce communicateur-né était-il à ce point secret ?
Lénine, reprenant Tchernichevski, l'auteur de « Que Faire ? », disait qu'un révolutionnaire doit exclusivement se concentrer sur sa cause. Nicole était de cette eau là : dans le mouvement ouvrier, la cause primait. On ne sait pratiquement rien de la vie privée de Léon Nicole. D'après l'historien Marc Vuilleumier, sa veuve a détruit toute sa correspondance, tous les éléments qui permettaient de se faire une idée de sa vie privée. Je ne peux m'empêcher de penser, mais ce n'est qu'une supposition gratuite, qu'elle a peut-être voulu se venger d'avoir été « secondaire » dans la vie de son mari. Dans son village natal, j'ai rencontré deux de ses petits cousins qui se souviennent à peine de lui. On sait que sa famille possédait une ferme, il en a été question dans la presse en 1936. Il avait un fils et une fille. C'était un père autoritaire : son fils, Pierre, qui travaillait à la Voix Ouvrière, se cachait parfois dans les caves de l'imprimerie du journal pour avoir la paix et éviter ses colères, mais Léon lui reconnaissait des qualités journalistiques. C'était difficile d'être le fils d'un tel père. Ceci dit, Nicole avait l' « esprit de famille » : il avait fait engager ses enfants et certains amis à la COOPI, l'imprimerie du PdT.

On dirait qu'il a toujours dirigé. Les partis, les journaux, les foules. En même temps, il était proche du peuple et souvent aimé…
Léon Nicole n'était pas commode. Il restait distant. Il se positionnait comme un supérieur hiérarchique mais il recevait tout le monde. Il était curieusement naïf, il croyait toujours que les gens étaient victimes de la bourgeoisie et qu'il était de son devoir d'aider tous les travailleurs qui lui demandaient son soutien.
Il était un dirigeant-né, mais un piètre gestionnaire. Il écrivait, il rédigeait des discours, il catalysait les énergies populaires. Il était le patron, tout le monde spontanément le disait, particulièrement au PSG. Mais un patron qui se désintéressait de l'intendance. Quand il a quitté Voix Ouvrière, il a laissé une situation catastrophique.
Ceci dit, il ne souciait pas plus de sa propre intendance. Léon Nicole est mort dans la misère à l'asile de Loëx. En 1952, quand il toucha sa rente AVS, évidemment insuffisante pour vivre, certains de ses amis obtinrent du Conseil d'Etat, dont il fut membre, qu'il lui soit alloué une rente. Ce fut l'objet d'une énorme contestation. La bourgeoisie ne lui pardonnait pas d'avoir « failli mettre Genève à feu et à sang ». La rente fut supprimée.
Il incarnait les espoirs de la classe ouvrière. Son intégrité était incontestable. Conseiller national, il allait à Berne en troisième classe. Il a fallu que ses camarades lui imposent de prendre un abonnement en deuxième classe plus confortable. Les gens n'étaient pas insensibles à son caractère intransigeant et pur. Ils aimaient l'entendre. Il débutait ses discours d'une voix inaudible, obligeant ses auditeurs à faire silence pour l'entendre. Puis il se déchaînait… Il était habité d'un sentiment de classes… Il entraînait les gens parce que la situation politique et sociale son discours se prêtait à la réalité politique et sociale de l'entre deux guerres. Oui, Léon Nicole était un leader populaire mais aussi assez populiste.

Il lui fut aussi reproché d'avoir des tentations fascisantes. Il était question d'un fascisme de gauche.
En aucun cas, il n'a été un fasciste de gauche, comme cela a été effectivement dit.
Le fascisme et le nazisme ont tenté d'appliquer le programme de l'inhumanité , du racisme, de l'exploitation … cela ne colle pas, au contraire, avec la personnalité de Nicole, adepte de l'égalité, de la justice… Il fut en réalité un barrage au fascisme en suisse, il a joué un rôle utile. Ces démocrates bourgeois qui étaient prêts à céder à «l'ordre nouveau » en ont été empêchés par des gens comme Nicole.
Bien sûr, en soutenant le pacte germano-soviétique en 1939, il s'est laissé aller à des phrases terribles : « On apprend peu à peu que c'est vers un régime économique et social à base socialiste (mais d'un socialisme viril) que marche l'Allemagne ». Et le Komintern le montrait en exemple aux communistes suisses beaucoup moins enthousiastes à applaudir la stratégie soviétique.

Comment le définiriez-vous personnellement ?
Sincère, courageux, rebelle, individualiste et narcissique. Il était nicoliste. Voilà ce que je pense.

Son admiration pour Staline et l'Union soviétique a dépassé beaucoup de bornes. Ceci dit, il n'était pas le seul stalinien à l'époque, parmi les socialistes
Il était et est resté, au fond, social démocrate,. Mais voulant un socialisme sans compromission avec la bourgeoisie. Dès les années 20 c’est un partisan de l'Union soviétique puis un admirateur de Staline. Il était attiré par sa stature, par la puissance qui en émanait Rien n'est simple. Effectivement, de nombreux socialistes, par esprit anti bourgeois, considéraient favorablement l'Union soviétique. Mais soutenir Staline, c'était une autre histoire. Au sein du parti socialiste suisse on avait du mal à admettre l'admiration du principal dirigeant de la section genevoise pour le Petit Père des Peuples. Quand Nicole soutint sans état d'âme le pacte germano-soviétique, ce fut trop pour ses amis politiques. Il fut exclu du PSS.

Il était en quelque sorte un compagnon de route des communistes, mais il ne semblait pas les apprécier vraiment.
Léon Nicole n'était pas un idéologue, ni marxiste, ni quoi que ce soit d'autre. Ce n'était pas un révolutionnaire. Il se méfiait des intellectuels. Cela expliquera partiellement ses relations difficiles avec les communistes au sein du PdT dont Jean Vincent à Genève. Ses conceptions dictatoriales étaient confrontées à l'organisation des militants communistes.
Dans les années 20 et 30, Nicole considérait les communistes comme les communistes ont ensuite considéré les gauchistes… des groupuscules irresponsables. Avant guerre, Le mouvement communiste, se développait à Bâle et Zurich…En suisse romande, c'était une secte. Le grand parti socialiste genevois résolument à gauche lui barrait la route. Nicole était très à gauche à la direction du PSS et dirigeait les journaux vaudois et genevois… Dans les années 20, il voyait les communistes comme des diviseurs de la classe ouvrière à Genève, et exprimait son point de vue avec son excès habituel : « un communiste vaut un réactionnaire » ou il les situait comme « un cénacle d'intellectuels russes mandatés par d'infimes minorités des différents pays d'Occident ».
Pourtant, en 1937, prévoyant l'interdiction du parti communiste, il avait proposé la création d'une fraction communiste au sein du parti socialiste genevois.
Je ne sais trop si Nicole a vraiment profité des communistes ou le contraire. Les deux premiers élus communistes à Genève, avant-guerre, étaient sur une liste socialo-communiste. Avec la création du Parti du Travail, en 1944, il me semble que Léon Nicole a « fait la courte échelle » à Jean Vincent et aux communistes du parti. Mais alors que les communistes suisses se sont montrés attentifs aux réalités, Nicole fonçait, intransigeant…

Intransigeant au point de perdre le sens des réalités politiques ?
Léon Nicole fut égal à lui-même. Excessif, borné. Quand le PdT opta pour une politique de défense de la neutralité suisse au début de la guerre froide, il se fit plus que jamais le champion d'une stratégie pro soviétique. Il était persuadé d'avoir raison. Sa position devenait intenable et son exclusion en 1952 était quasiment devenue inévitable. Egal à lui-même donc, il déclencha dans une campagne de calomnies à l'encontre des dirigeants du PdT qui firent eux, en l'occurrence, preuve de lucidité politique et d'abnégation. Selon moi, Nicole était surtout blessé parce qu'il perdait son pouvoir. Au point de tenter de s'allier avec des intellectuels eux aussi moscoutaires, pour essayer de le reprendre.Il échoua.

Que reste-t-il du « nicolisme » au PdT?
Il reste une culture « ouvriériste » indéniable chez un certain nombre d’anciens militants.

Le Léon Nicole socialiste d'avant guerre était plus important que le Léon Nicole « pédétiste » d'après 44 ?
Il n'y a pas de différence entre les deux périodes pour ce qui concerne sa vision politique. Pour lui, le PdT était une « resucée » du Parti socialiste genevois interdit avant la guerre. Il s'imaginait qu'il allait faire avec le PdT ce qu'il avait fait avec le PSG, le diriger sans partage. Les communistes, au sein du parti, l'ont empêché de faire ce qu'il voulait.
Mais son rôle fut plus considérable avant 40.
Du gouvernement cantonal « rouge » auquel il a participé entre 1933 et 1936, il ne reste pas grand-chose de palpable. C'était la crise, les banques bloquaient les tentatives de faire évoluer la société, le conseil fédéral, le gouvernement ont tout fait pour empêcher le gouvernement de gauche de fonctionner.
Les années trente furent spectaculaires du point de vue politique, les événements de novembre 1932, le gouvernement cantonal de gauche, la guerre d'Espagne avec le départ de volontaires suisses…. Nicole n'était étranger à rien.

La gauche suisse a-t-elle besoin d'un autre Léon Nicole ?
Léon Nicole manquerait à la gauche, dans une certaine mesure, comme catalyseur des énergies populaires. Mais il ne correspond plus à l'époque… Il est typiquement un personnage de son temps….. Son monde était divisé entre ouvriers et bourgeois.
propos recueillis par Ron Linder, Gauchebdo, Suisse, Septembre 2007