jeudi 22 novembre 2007

Belgique : vers un gouvernement antisocial ?

Près de six mois sans gouvernement, la Belgique se découvre patiente et inquiète de son sort. La querelle linguistique prend des allures d'alibi: à quelle prix, le pays implosera-t-il ou non?

Le baobab linguistique cache une forêt socioéconomique, dont certains voudraient séparer les bois précieux des arbres appauvris par les maladies, tombant sous les coups de boutoir et les scies électriques de l’ultralibéralisme ou pourrissant sur pieds. L’histoire belge, dont on raconte les épisodes au fil du temps et des vaines négociations pour la formation d’un gouvernement, est sans doute une démonstration marquante de cette Europe qui se construit au nom de l’efficacité économique, l’Europe libérale, désormais souvent badigeonnée aux couleurs du chauvinisme et des nationalismes. La solidarité entre les peuples, les régions, les pays, dont l’Europe unie se fait la championne, n’est qu’un leurre : les discours conservateurs, populistes, autonomistes s’imposent partout ou presque sur le continent. Les revendications flamandes ne contredisent pas l’idée d’une Europe libérale ni le message qui confond solidarité et assistance.

la Flandre décisionnaire
A l’analyse, les coups de force flamands en matière linguistique, à la fois symboliques et virulents respectent la légalité : en refusant de nommer trois bourgmestres (maires) francophones des communes bilingues en régions flamande, en tentant d’imposer à 120.000 citoyens francophones l’obligation de ne voter que pour des candidats inscrits sur des listes flamandes, les élus néerlandophones bousculent quelques droits élémentaires des citoyens, mais font ce qu’ils ont promis à leurs électeurs : rendre la Flandre plus forte, plus décisionnaire. Quand les parlementaires flamands votent une résolution en faveur de la scission électorale et judiciaire entre Bruxelles et 35 communes flamandes de sa périphérie, ils tiennent parole.
Et la Flandre apprécie. Selon un récent sondage paru dans le quotidien De Standaard, les conservateurs sociaux-chrétiens et libéraux seraient confortés dans leur politique offensive au détriment…du Vlaams Belang, le parti fasciste, exclu des négociations, qui perdrait des voix au profit d’un ultra libéral, ancienne vedette du judo belge, Jean Marie De Decker. La gauche flamande, elle, serait en déroute. Les Flamands ne semblent pas applaudir à l’idée de « moins de Belgique » mais 70% des sondés souhaitent une Flandre plus autonome. Le fédéralisme belge a un prix qu’ils ne veulent, semble-t-il, plus assumer.

"Bruxelles sera leur Jérusalem"
Le transfert entre la Flandre, riche, et la Wallonie, appauvrie, s’élèverait à 10 milliards d’Euros par an. Les déséquilibres s‘inscrivent dans les domaines sociaux, fiscaux et de l’emploi. La fédéralisation de la Sécurité sociale sonnerait plus assurément le glas de la Belgique unie que n’importe quelle querelle linguistique. Le pays imploserait s’il perdait sa structure sociale. Tout le monde en est conscient, mais rien n’indique que les politiciens flamands ne courront pas ce risque. Les six mois de crise gouvernementale ont, en quelque sorte, préparé les Belges au pire.
Reste que les Flamands n’envisagent pas leur avenir sans Bruxelles, le poumon économique et stratégique du pays. Bruxelles et ses 85% de francophones. Le constitutionnaliste fédéraliste liégeois François Perrin, estimait, en des termes un peu messianiques, dans le quotidien « le Soir » qu’en aucun cas, les Flamands ne feraient l’impasse de la capitale de l’Europe : « Bruxelles sera leur Jérusalem. Les Flamands sont des pragmatiques astucieux, qui grappillent le maximum. Et des obsessionnels qui veulent Bruxelles comme capitale de la Flandre. Et sans jamais consulter la population, surtout ! Ils ont la volonté consciente de nier l’évidence francophone de Bruxelles. Pour eux, une enclave située dans le territoire flamand appartient de facto à la Flandre. Passionnelle, la question de Bruxelles ne peut être abordée par la raison. C’est leur grand rêve mythique ! »
Au pragmatisme de leurs voisins, les Francophones répondent par les envolées lyriques ou un humour décalé. Pas par des arguments scientifiques, et très peu par un projet politique structuré. Parmi les blagues qui circulent en Wallonie, il en est une qui situe assez justement, et sans élégance, l’estime que se portent les communautés :
Un jeune Flamand va se marier, alors son père lui fait la leçon :" N'oublie jamais que tu es Flamand, alors pour rentrer dans l'église, tu passes le premier, à 5 mètres devant tout le monde, car le Flamand est fier !Après la cérémonie et le repas, tu prends ta fiancée dans tes bras et tu la portes majestueusement jusqu'au lit nuptial, car le Flamand est fort ! Ensuite tu te mets tout nu et tu te places devant ta femme, car le Flamand est beau ! Et pour le reste, tu fais ce que tu as à faire... "Le lendemain du mariage, le jeune flamand fait le récit à son père:"Comme tu l'as dit, Père, je suis rentré le premier dans l'église, car le Flamand est fier ! J'ai porté ma femme jusqu'à la couche nuptiale, car le Flamand est fort!Je me suis mis tout nu devant elle, car le Flamand est beau !""Et ensuite "? demande le père."He bien, je me suis masturbé, car le Flamand est indépendant."

un libéralisme...unitaire?
Le Wallon fait de l’humour. Mais il est fauché. Et apparemment il ne peut pas trop compter sur ses politiciens pour résoudre la crise. Ce ne sont pas les manifestations bon enfant, les pétitions unitaires qui changeront les données du problème. Les Flamands, très majoritairement conservateurs, ont les atouts en main et ils jouent pour gagner. Il n’est d’ailleurs pas impossible que ce soit du côté de Liège, l’ancienne capitale de la métallurgie wallonne, qu’ils trouvent l’allié dont ils ont besoin pour dédramatiser la situation et « normaliser » le débat. L’allié pourrait s’appeler Didier Reynders, le chef de file des libéraux. Ce brillant économiste, ministre des finances dans l’actuel gouvernement, envisagerait sérieusement l'idée d'une réforme de l'Etat qui pourrait comprendre des avancées pour les régions en matière d'emploi et de fiscalité. C’est exactement ce que les dirigeants flamands exigent, des avancées qui réduiront la solidarité fédérale. La « coalition de l’orange bleue » qui réunirait principalement les libéraux et les démocrates chrétiens, s’entendrait sur les options conservatrices de gouvernement. De quoi inquiéter la gauche en détresse et impuissante: le Parti communiste, par exemple, soutient une initiative lancée par des syndicalistes affirmant refuser que le « principe de solidarité soit remplacé par la concurrence et l’égoïsme… ». Face à l’agressivité et l’esprit de décision des partis flamands, cette bonne volonté ne fait guère le poids. Il est vrai que la hargne politique d’Yves Leterme, le possible futur premier ministre, repose sur 800.000 voix de préférence aux dernières élections.
Si rien ne change, le conflit linguistique belge ressemblera de plus en plus à la fable de la Fontaine du « pot de terre contre le pot de fer ». La morale de la fable n’était guère rassurante. Le pot de terre vola en éclat.
Ron Linder, Gauchebdo, Suisse, novembre 2007