mardi 30 octobre 2007

Russie: Octobre 1917, La révolution inachevée

Lénine était encore à Zurich au mois de mars 1917, au lendemain de l’abdication du Tsar Nicolas II, quand, dans quatre courriers, il exigeait de ses camarades la préparation active de la phase « prolétarienne » de la révolution. Les soviets, ces organes révolutionnaires qui pullulaient partout dans le pays, et qui se développaient souvent de façon anarchique, devaient prendre le pouvoir par la force et mettre fin à la guerre impérialiste avec l’Allemagne. Même au prix d’une guerre civile qu’il considérait comme inévitable dans tout processus révolutionnaire. Dans ses « Thèses d’Avril » rédigées dès son retour en Russie, il attaqua encore la légitimité de la république parlementaire et du processus démocratique. Exilé en Finlande, après les manifestations réprimées de juillet, il n’abandonna pas l’idée de la nécessité d’une prise de pouvoir par la force : "En proposant une paix immédiate et en donnant la terre aux paysans, les bolcheviks établiront un pouvoir que personne ne renversera, écrivait-il. Il serait vain d'attendre une majorité formelle en faveur des bolcheviks. Aucune révolution n'attend ça. L'Histoire ne nous pardonnera pas si nous ne prenons pas maintenant le pouvoir."
La vérité est bonne à dire. Lénine dut batailler ferme au sein du parti bolchévik pour imposer l’idée de la prise du pouvoir par la force. Et ce n’est vraisemblablement pas son prétendu goût du sang et de la castagne qui le poussait à espérer et prévoir une révolution par les armes. La Russie, en automne 1917 était exsangue : le gouvernement bourgeois, issu des révoltes de février et de la chute de la monarchie, était paralysé, persévérait dans la poursuite de la guerre désastreuse contre l’Allemagne au prix de 1.600.000 morts et 6.000.000 de blessés, maintenait les privilèges des gros propriétaires terriens au détriment des paysans, se montrait totalement incapable de faire fonctionner les corps de l’Etat, l’administration, la police, l’économie. L’armée, composée essentiellement de paysans allait de défaite en défaite : de juin à octobre 1917, près de deux millions de soldats désertèrent.
La société dut concevoir les conditions de son autonomie. Dès février 1917, les comités d’usine, de soldats, les soviets de quartiers, les milices ouvrières se multiplièrent et s’organisèrent tant bien que mal. Certains dirent que ce fut une « fête de liberté », d’autres constatèrent l’anarchie.
Les Bolcheviks craignaient l’anarchie. Depuis la création de leur parti en 1903, ils avaient opté pour une stratégie volontariste en rupture avec l’ordre existant. Lénine, dans les semaines qui précédèrent la prise du Palais d’Hiver, s’en tint à cette analyse. La révolution lui semblait la solution évidente. Mais il développa un point de vue nouveau : dans son essai "L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme". Il envisageait la révolution non dans le pays où le capitalisme était le plus fort, mais dans un État économiquement peu développé comme la Russie, à condition que le mouvement révolutionnaire y fût dirigé par une avant-garde disciplinée, prête à aller jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu’à la dictature du prolétariat et la transformation de la guerre impérialiste en une guerre civile.
La Révolution d’Octobre eut lieu… en toute logique léniniste. Elle fut, compte tenu des événements géopolitiques, un moindre mal. Et, compte tenu, de la misère des travailleurs et paysans russes, l’objet d’un espoir raisonnable. La fin de la guerre avec l’Allemagne, la redistribution des terres, en attendant leur impopulaire collectivisation quelques années plus tard, la réorganisation de la société malgré la guerre civile, le soutien militaire des pays occidentaux aux armées blanches, l’isolement économique international, le cumul d’événements dramatiques et les situations complexes ou inextricables rendirent les objectifs des communistes difficiles à atteindre. Une bureaucratie lourde, héritière d’institutions tsaristes, développée au rang de classe sociale dominante puis de corps quasi autonome d'un pouvoir sans énergie , la nécessaire mais périlleuse et perverse sécurisation du pays, au prix de nombreuses libertés individuelles, la tentation nationaliste russe au détriment des républiques et peuples allophones de l’Union soviétique creusèrent le fossé empêchant les idées de la Révolution d’avancer.
Il n’en demeure pas moins que, dans toute l’Europe, cette révolution, dont l’importance est contestée par ceux qui, précisément, contestent le principe de la justice sociale vue « d’en bas », fut un des moteurs des luttes ouvrières, syndicales et politiques pour une société plus juste. Elle fut bien entendu imparfaite mais rendit indubitablement service à l’Humanité.
Mais surtout, et peut-être est-ce cela qui lui attire encore la haine des « bien –pensants », la Révolution d’Octobre est inachevée. Avec d’autres moyens, d’autres stratégies, une autre approche du bien public, du bien commun, les idées généreuses d’une révolution populaire peuvent encore servir les intérêts des femmes et des hommes soumis au pouvoir du capitalisme violent, barbare. A nous d’inventer les façons de la mener avec des valeurs nouvelles. Rien ne dit qu’il ne faudra pas, un jour ou l’autre, reprendre d’assaut un Palais d’Hiver, symbolique ou non, pour mettre fin à un pouvoir absolu imposé et inacceptable. Nous saurons alors choisir les meilleures armes de cette démocratie que nous concevons.
« Socialisme ou barbarie » disait Rosa Luxembourg. Socialisme devons-nous répondre encore et toujours !
Ron Linder, Gauchebdo, Suisse, Novembre 2007